12.

La suite royale mit trois jours pour atteindre Chenonceaux où la Cour s’installa au début de septembre. Les gentilshommes et les dames d’honneur de Catherine de Médicis furent logés au château dans des conditions d’infecte promiscuité. Ainsi ceux qui étaient sous les combles durent partager leur paillasse dans des chambres cloisonnées par de simples tentures, mais c’était le prix à payer pour être au plus près de la reine. Les autres logeaient dans les bâtiments de la ferme, la tour des Marques, ou la chancellerie. Enfin, ceux qui souhaitaient un peu de confort choisirent les hostelleries et les maisons du village réquisitionnées ou encore les fermes environnantes. Ainsi le duc de Nevers s’établit dans la maison des Pages, devant l’église, les Gelosi s’installèrent à l’hostellerie des Trois-Rois, et si Mme de Montpensier eut droit à plusieurs pièces du château, son beau-fils, le duc, prit logis à Chissay.

Nicolas Poulain s’attribua un logement dans la tour des Marques, devant le château, et obtint une chambre pour Olivier, son commis et leur valet dans un corps de logis de la ferme. Comme Olivier était resté à Blois, les deux serviteurs disposèrent d’une belle pièce.

La reine s’installa dans ses appartements habituels, une de ses chambres servant au conseil qu’elle tenait chaque jour avec les ducs, tandis que son cabinet et sa bibliothèque, qui dominaient le Cher, restaient ses endroits préférés pour travailler. C’est là qu’elle reçut, dès son arrivée, M. des Réaux, ambassadeur envoyé par le roi de Navarre.

Durant les trois jours du voyage, la duchesse de Montpensier n’avait rien appris d’autre sur la tentative d’assassinat de Mme Sardini, sinon qu’elle n’avait pas repris connaissance et qu’Olivier Hauteville était toujours auprès d’elle.

Arrivée à Chenonceaux, elle songea que l’absence du jeune homme était une opportunité à ne pas laisser passer. Son bagage étant dans la chambre qu’occupaient ses domestiques, elle décida de le faire fouiller. Le deuxième jour, Le Bègue, qui remplaçait son maître pour tenir les registres des fournitures, partit avec Nicolas Poulain et le valet pour une tournée de ravitaillement.

En leur absence, le capitaine Cabasset se rendit au bâtiment où ils étaient logés. Avec le désordre qui régnait depuis l’arrivée de la Cour, personne ne lui prêta attention. La chambre des commis était la dernière du premier étage. On y accédait par un escalier extérieur, ce qui facilitait les choses. Avec sa dague, Cabasset força aisément le dormant et ouvrit la porte sans abîmer la serrure.

À l’intérieur, il y avait deux lits en planche à paillasse et trois coffres. Le plus gros, recouvert de cuir, était sans doute celui d’Hauteville, mais il était fermé à clef. De la même façon qu’il avait forcé la porte, Cabasset en brisa la serrure. À son retour, Hauteville découvrirait que son coffre avait été ouvert, mais comme il n’y manquerait rien, il penserait que c’était un larron qui cherchait de l’argent ou des bijoux.

Le coffre contenait du linge, une robe d’avocat, des chaussures, des draps et de la literie, de l’encre, une écritoire et des plumes d’oie ainsi que deux pistolets, une miséricorde, et plusieurs bonnets noirs. Au fond, étaient serrés un portefeuille et un livre.

Le livre était le Nouveau Testament traduit par M. de Bèze. Sur la page de garde était inscrit :

Pour toi Olivier, mon époux devant Dieu.

Dans le portefeuille, il y avait également un passeport et plusieurs lettres, trois d’entre elles écrites de la même main, avec la même signature : Cassandre de Mornay, et se terminant par la même phrase énigmatique :

Mon cœur, si jamais vous m’avez fait cet honneur de m’aimer,

Il faut que vous me le montriez à cette heure.

Il les lut plusieurs fois, s’efforçant d’en retenir le contenu, puis il parcourut les autres papiers, mais la plupart traitaient de finance et il n’y comprit goutte. Il y avait aussi une lettre du lieutenant civil Séguier félicitant le sieur Hauteville pour le mémoire qu’il avait remis à la surintendance, et une seconde du surintendant lui-même lui assurant qu’il pourrait acheter la charge de contrôleur des tailles de son père quand il aurait vingt-cinq ans.

Cabasset remit tout en place sans rien emporter. Il referma soigneusement le coffre de façon à ce qu’on ne remarque pas trop vite qu’il avait été ouvert, puis il quitta la chambre en écartant à nouveau le dormant avec sa dague pour fermer la porte.

Sur l’heure, il fit son compte-rendu à la duchesse. Mme de Montpensier fut surtout atterrée par la bible de Bèze. Depuis l’arrêt royal d’octobre de l’année précédente, le culte protestant était interdit et les calvinistes avaient eu quinze jours pour quitter le royaume. La présence de ce livre prouvait que le jeune Hauteville était un hérétique. Elle frissonna à l’idée qu’elle avait failli aimer un protestant ! Pire, un apostat qui allait à la messe pour mieux dissimuler ! Comment avait-elle pu se méprendre ?

Elle avait aussi le sentiment que l’effroyable malédiction qui la poursuivait, celle d’être rejetée par les hommes, s’imposerait quoi qu’elle fasse. En effet, elle ne pouvait plus séduire Olivier, un protestant, mais si elle renonçait à lui, elle ne se ferait jamais aimer du roi, et probablement plus d’aucun homme.

La seule solution était qu’il abjure, décida-t-elle.

Il y avait aussi ces lettres du surintendant des finances et du lieutenant civil. Tous deux étaient des politiques, des partisans d’un rapprochement avec Navarre. Pourquoi remerciaient-ils Hauteville ? Savaient-ils qu’il était protestant ? Y avait-il une conspiration entre les huguenots et les politiques ?

Enfin, ce que Cabasset avait lu confirmait que Cassandre de Mornay, une hérétique aussi, était sa maîtresse. À cette vérité qu’elle redoutait, la jalousie la submergea. Qu’avait-elle de plus qu’elle ? Comment l’avait-elle séduit ? Pourquoi avait-elle vécu chez lui ?

Son frère Mayenne en savait certainement plus, puisqu’il avait demandé à Maurevert de tuer Hauteville. Il fallait qu’elle sache ce qui s’est passé à Paris. Elle décida de lui envoyer Cabasset, porteur d’un courrier dans lequel elle raconterait ce qu’elle savait.

Ce serait un voyage facile, car on disait que la situation militaire en Gascogne venait enfin de tourner en faveur de Charles de Mayenne. En effet, le 12 juillet, le duc avait mis le siège devant Castillon, une petite ville de Guyenne qui ne présentait aucun intérêt militaire mais qui avait appartenu à son épouse. La ville avait pourtant été défendue par le baron de Savignac, un des meilleurs officiers du Béarnais, et par quelques centaines de vétérans protestants. De surcroît, Turenne avait envoyé des troupes à son secours. Malgré tout, après six semaines de siège atroce, elle s’était rendue, vaincue tant par la peste que par l’armée catholique. Quand elle avait été donnée au pillage, il ne restait qu’une centaine de défenseurs valides.

La nouvelle de ce succès avait enflammé les partisans de la Ligue, persuadés que désormais Mayenne serait partout vainqueur. À Chenonceaux, les plus enthousiastes chantaient dans les auberges :

Le duc de Mayenne arrive !

Je tiens perdu le Béarnais !

Les adversaires des Guise, eux, brocardaient ces soi-disant victoires. Ainsi un messager venant de Paris raconta qu’un favori d’Henri III avait déclaré au sujet des soi-disant victoires de Mayenne : S’il ne prend tous les ans que trois villes, il sera encore longtemps en peine !

Le capitaine Cabasset, persuadé que le duc tenait toute la Gascogne, et peut-être même la Saintonge, assura à la duchesse qu’il gagnerait Bordeaux en moins de six jours et qu’il reviendrait encore plus vite. Partant au début du mois, il serait de retour avant la mi-septembre.

Avant même d’arriver à Chenonceaux, Poulain était retourné à Blois, expliquant à la reine qu’il voulait poursuivre son enquête dans la rue du Puy-Châtel. Il demanda à Il Magnifichino de l’accompagner et lui prêta un cheval.

Mme Sardini étant toujours inconsciente, Nicolas Poulain proposa à Olivier, intrigué par la présence du comédien, qu’ils se rendent ensemble jusqu’aux remparts qui dominaient la Loire. Il voulait lui parler loin d’oreilles indiscrètes.

En chemin, Olivier fit quelques remarques sur l’état de la blessée tout en jetant des regards préoccupés à Venetianelli qui restait indifférent. Il expliqua aussi qu’il n’avait pas encore prévenu M. Sardini afin de lui laisser un peu d’espoir. Constatant le silence du comédien italien et de son ami, il se tut finalement, devinant que Nicolas allait lui annoncer quelque mauvaise nouvelle.

Aux murailles, ils grimpèrent un escalier et s’installèrent sur le chemin de ronde. Il était une heure de l’après-midi et le temps était beau. Il y avait quelques soldats et des miliciens, mais suffisamment loin pour qu’ils ne puissent les entendre.

— Olivier, annonça brusquement Nicolas. Comme tu le craignais, c’est M. Venetianelli qui a tiré sur Mme Sardini.

Olivier considéra son ami la bouche ouverte, atterré.

— Tu… tu l’as laissé libre ?

— Venetianelli est à Richelieu, Olivier. Il a tiré sur Mme Sardini sur ordre du roi. Il va t’expliquer…

Devant un Olivier désemparé, Il Magnifichino fit un compte rendu de son entretien avec le roi, O et Richelieu, puis de sa dernière conversation avec le grand prévôt de France.

— Mme Sardini voudrait tuer le roi de Navarre ? Je ne peux y croire !

— J’ignore comment M. de Richelieu le sait, dit Venetianelli. Peut-être s’est-il trompé… mais si c’était le cas, elle aurait obéi à l’ordre royal que je lui ai fait parvenir.

L’argument était imparable. Le roi avait beau être faible, c’était un crime de lèse-majesté de lui désobéir. Pour s’y être risquée, Mme Sardini devait avoir eu des motifs bien puissants.

— Que vas-tu faire ? demanda Olivier à Nicolas.

— Attendre ! M. de Richelieu souhaitait que madame Sardini ne vienne pas à Chenonceaux. Elle n’ira pas. Si elle guérit, elle rentrera à Paris, et si elle meurt… Ce crime concernera Richelieu. Je suis venu te parler aujourd’hui parce que je voulais que tu connaisses la vérité.

Nicolas repartit pour Chenonceaux avec Venetianelli. Olivier n’avait pas échangé un mot avec le comédien. Il s’installa dans un fauteuil dans la chambre de Mme Sardini et resta à réfléchir. Qu’est-ce qui l’attachait à cette femme ?

Il n’en était pas amoureux. Cela ne lui avait pas effleuré l’esprit, et si on le lui avait reproché, cela l’aurait fait rire. Mais Isabeau était venue lui parler de Cassandre. Elle la connaissait un peu, car elles avaient vécu ensemble quelques jours. Il prit conscience que c’était pour ces raisons que cette femme ne lui était pas indifférente.

Que devait-il faire ? Prévenir son mari ? L’abandonner et se rendre à Chenonceaux ? Après tout, il n’était d’aucune utilité ici. Mme Sardini avait ses domestiques, son médecin, et elle aurait même son mari, s’il venait. Pourtant, un je-ne-sais-quoi lui disait qu’il devait rester et attendre.

Isabeau ouvrit les yeux le lendemain. Elle n’avait pas mangé depuis qu’elle avait été blessée et le médecin l’avait juste forcée à boire un peu d’eau. Ce jour-là, elle parvint à avaler quelques cuillères de bouillon et supplia Olivier de faire venir M. de Bezon.

Il partit pour Chenonceaux le lendemain, accompagné par Hans. Les chemins n’étaient pas sûrs, et il n’était pas un homme d’armes.

— Mme Sardini est mourante, dit-il au nain quand il le rencontra au château, mais elle a repris conscience. Elle demande à vous voir.

Malgré les mises en garde de Catherine de Médicis, M. de Bezon lui demanda l’autorisation d’aller voir Isabeau. Ce sera peut-être la dernière fois, lui dit-il.

Curieuse d’en savoir plus, la reine accepta.

Ils repartirent avec six hommes d’armes, car M. de Bezon était trop grand seigneur pour se déplacer sans escorte.

Toque à aigrette blanche enfoncée sur la tête, barbe bien peignée, pourpoint de soie couvert de perles avec une lourde chaîne d’or au cou et son épée à pommeau d’or et de nacre, le gouverneur des nains de la reine se présenta à l’hôtel Sardini en grand gentilhomme. Il était parti avec sa troupe à sept heures et ils avaient chevauché cinq heures durant.

Olivier le conduisit dans la chambre d’Isabeau tandis que son escorte allait se restaurer dans une auberge de la rue.

M. de Bezon découvrit Mme Sardini effroyablement amaigrie, la peau parcheminée, tendue, presque transparente sur les os. Il ôta le fourreau de son épée et s’assit sur le lit, puis défit délicatement les pansements, alors qu’elle sommeillait. La plaie était rouge, purulente et sa grimace n’échappa pas à Olivier. Il lui toucha le front, Isabeau était brûlante.

À cet instant, elle ouvrit les yeux, le découvrit et eut un faible sourire.

— Je savais que vous viendriez, monsieur de Bezon, murmura-t-elle.

— Vous allez guérir, Isabeau, affirma-t-il.

— Non… Je l’ai vu, dans mon sommeil… Il est venu me voir… Il était toujours aussi blond, vif… railleur et résolu… Je sais que je vais le rejoindre… Pour l’éternité…

Il ne dit rien, inexplicablement ému, car il était insensible à la compassion. Bezon avait tout connu à la Cour : le mensonge, le parjure, le crime et la débauche. Il avait toujours été d’une totale loyauté avec la reine qui l’avait accueilli et traité comme le gentilhomme qu’il était, malgré sa difformité. Il lui devait tout et lui obéissait en tout, même s’il n’avait accepté pour elle que ce que sa conscience lui autorisait, respectant toujours la morale que son père et son oncle lui avaient inculquée. S’il avait eu du sang sur les mains, cela avait toujours été dans l’intérêt de l’État. Ou au moins en était-il persuadé.

Chef de la police de la reine, c’est lui qui avait découvert et dénoncé le tumulte d’Amboise, ce complot visant à enlever François II. Il n’avait pas frémi quand les centaines de huguenots avaient été pendus et décapités. La Saint-Barthélemy lui avait fait horreur, mais il avait approuvé l’assassinat de Coligny, un chef de guerre coupable des plus atroces violences et qui voulait entraîner la France dans une guerre absurde.

Pourtant, maintenant, pour la première fois, il s’interrogeait. Il savait que Limeuil devait faire absorber un philtre à Navarre pour qu’il tombe sous le charme de Christine de Lorraine, et il ne croyait guère à la réussite de ce projet. En revanche, il avait deviné que la reine empoisonnerait son gendre en cas d’échec, et cela, il y était opposé.

Henri de Navarre n’était pas Coligny. C’était un homme tolérant et généreux et il serait son prochain roi. Sa famille avait toujours été loyale à la couronne, donc il ne le laisserait pas tuer, dût-il trahir la reine.

Voici tout ce qui passait dans la tête du gouverneur des nains alors qu’il regardait Isabeau mourante.

Soudain, elle se mit à fredonner doucement, les yeux fermés, comme si elle rêvait.

Le petit homme tant joli,

Toujours cause et toujours rit,

Et toujours baise sa mignonne,

Dieu garde du mal le petit homme.

C’était la chanson du prince de Condé. Quand elle eut terminé, elle ouvrit les yeux et implora.

— Je voudrais un notaire…

— Il n’est pas encore temps de faire votre testament, Isabeau.

— Je l’ai déjà fait, mais je voudrais laisser quelque chose à mon enfant… Est-il encore vivant ?

— Je ne sais pas, Isabeau.

— La reine m’a dit que vous saviez…

Sa voix se perdit dans un murmure.

Il hésita. Il connaissait Isabeau depuis plus de vingt ans. Il savait ce qu’elle était, ce qu’elle avait été. Elle avait souffert, et il avait essayé de la sauver. Elle allait mourir… Elle ne lui avait jamais fait de mal…

— Je sais seulement ce que le prince de Condé a fait de l’enfant, avoua-t-il.

— Je vous en prie, dites-le-moi… Le fils que j’ai eu avec le prince est mort deux mois après que je le lui ai envoyé… J’ai toujours regretté ce geste fou… Mais que pouvais-je faire d’autre ? J’étais prisonnière… Quand le second enfant est né, le prince m’a promis de s’en occuper… Puis il m’a abandonnée et n’a jamais voulu me dire où il était… Je dois savoir… Je suis sa mère…

Elle étouffa un gémissement, mais maintenant qu’il avait commencé à parler, Bezon n’hésita plus.

— La femme du prince, sa première épouse, j’entends, était Éléonore de Roye…

Elle baissa les paupières pour faire comprendre qu’elle le savait.

— La grand-mère d’Éléonore était la sœur du connétable Anne de Montmorency. Le prince était très proche des Montmorency. Quand il décida de garder votre enfant, il le confia à M. d’Ambrière, un serviteur des Montmorency. Mais les Ambrière étaient protestants… Ils ont été tués à la Saint-Barthélemy.

— Mon Dieu, si près ! Vous savez que ma sœur a épousé Jean d’Avaujour, un cousin éloigné de M. d’Ambrière ?

— Je le savais.

— Et l’enfant ?

— On ne l’a jamais retrouvé.

— J’interrogerai ma sœur sur les Ambrière. Je saurai !

— Je l’ai fait, Isabeau, ils sont tous morts…

— Vous vous trompez ! hurla-t-elle en l’attrapant à son pourpoint avec ses mains décharnées. Ils étaient de Bretagne… Il n’y a pas eu de massacre là-bas ! Où vivaient-ils ? Dites-le-moi !

— Ils n’étaient pas en Bretagne, ils vivaient près de Dieppe, madame, répondit Bezon, bouleversé.

À ces mots, elle s’écroula, riant et pleurant à la fois.

— Qu’avez-vous ? demanda-t-il, déconcerté par l’état d’Isabeau.

— Je le savais ! s’exclama-t-elle avant de perdre connaissance.

Bezon resta encore quelques heures, mais Mme Sardini ne reprit pas conscience. En revanche, il eut l’impression qu’elle dormait, qu’elle était plus calme. Il demanda au médecin de continuer à changer les pansements et à lui faire boire du bouillon, de force si nécessaire. Puis il invita Olivier à le prévenir si l’état de la malade s’aggravait.

Le lendemain, quand Isabeau se réveilla, sa fièvre avait baissé. Elle but du bouillon de poule et se rendormit. Dans les jours qui suivirent, le médecin observa que la plaie avait cessé de suppurer. À la mi-septembre, elle n’était plus que rougeur.

Isabeau put ensuite s’asseoir et recommencer à manger. Un après-midi, elle resta de longues heures à parler avec Olivier. Elle était maintenant hors de danger, et il lui annonça qu’il partait pour Chenonceaux. Il lui conseilla de rentrer à Paris, car son mari ignorait toujours sa blessure et il pouvait maintenant l’apprendre à tout moment.

Malgré ce que Nicolas lui avait dit, il n’arrivait pas à croire qu’elle ait envisagé de tuer le roi de Navarre, aussi resta-t-il pétrifié quand elle lui dit :

— Je vous remercie, monsieur Hauteville, mais je me rendrai à Chenonceaux dès que j’irai mieux. En aucune manière je ne veux manquer l’arrivée d’Henri de Navarre.

Le premier mois, Chenonceaux fut pour les courtisans un lieu de plaisirs. Ce ne furent que promenades et fêtes dans les jardins de Diane de Poitiers et de Catherine de Médicis. Les journées étaient longues, le temps agréable et la nourriture riche et abondante. Durant les après-midi et les soirées se succédaient ballets et comédies dans la grande salle qui enjambait le Cher. Les incessantes allées et venues entre le village et le château provoquaient d’aimables rencontres. L’une des festivités les plus appréciées étaient les cavalcades dans les allées où les femmes de l’escadron volant défilaient à cheval fort court vêtues devant des tribunes où la Cour avait pris place.

Nicolas Poulain devait surtout veiller à ce que les rivalités ne s’exacerbent pas, car les gens du duc de Montpensier défendaient la légitimité au trône du roi de Navarre et s’opposaient sans cesse aux ligueurs. Malgré tout, il n’y eut pas de graves incidents. Il faut dire que la reine mère parvenait à maintenir un certain ordre avec les femmes de l’escadron volant, cette armée qui lui permettait de mener les gentilshommes par le bout du chalumeau, comme le disait un contemporain.

Le désœuvrement, les plaisirs et la présence de l’escadron volant ne pouvaient qu’entraîner luxure et débordements. Dans l’ombre des cuisines, serviteurs et domestiques n’hésitaient pas, quand ils étaient seuls, à se moquer de ces femmes qui se couchent et en sont à l’escarmouche, entonnant ce refrain à la mode à Paris :

Douarti, c’est trop caqueté !

Quand tu auras bien mugueté,

L’amour des princes et princesses,

Tu trouveras des coups de fesses ![58]

Mais dans l’entourage politique de la reine, on ne prêtait aucune attention à ces persiflages. Le climat était laborieux. Catherine de Médicis tenait conseil chaque matin avec les Grands qui l’avaient accompagnée : le duc de Nevers, M. de Gondi – le duc de Retz, qui était arrivé avec sa compagnie d’hommes d’armes – et le duc de Montpensier. D’autres fidèles y assistaient parfois : M. de Rambouillet, M. de Chémerault, Charles de Birague, ou encore René de Daillon. Chacun donnait son avis sur ce qu’il y avait lieu de faire. Navarre allait-il venir, ou fallait-il aller à sa rencontre ?

Le Cher était une limite que beaucoup ne voulaient pas franchir. Le duc de Retz avait placé ses hommes d’armes sur l’autre rive, pour se protéger de toute surprise, et les Suisses surveillaient les abords du château. Chacun savait que le roi de Navarre adorait les coups de main, et Chenonceaux n’était pas un château fort.

L’après-midi, entourée de ses secrétaires et de ses proches conseillers, la reine recevait parfois les plénipotentiaires protestants venus de la Rochelle, ou elle écoutait les propositions que lui rapportaient ses propres ambassadeurs, principalement Rambouillet et Chémerault.

Les discussions avançaient fort lentement. Chaque parti se méfiait – à juste raison – de l’autre. Navarre proposait maintenant que la conférence ait lieu plus au sud, sur la Loire, avec une trêve générale tout au long du fleuve. Catherine refusait, craignant que ce ne soit qu’un prétexte à une attaque des huguenots contre elle et ses gens.

C’est que le Béarnais n’avait aucune confiance, et ses deux plus proches capitaines, le vicomte de Turenne et le prince de Condé, opposés à la conférence de paix, lui conseillaient de rompre. L’attitude du roi, à Paris, n’allait pas non plus dans le sens d’une ouverture. Brusquement, Henri III s’était raidi et conduisait une politique extrêmement violente de confiscation et d’emprisonnement envers les derniers protestants qui y restaient. Ceux qui ne comprenaient pas l’attitude du roi ignoraient qu’il voulait faire rompre les négociations et que c’était le seul moyen qu’il avait pour empêcher Navarre de rencontrer sa mère.

Pour autant, la prudence naturelle du Béarnais l’incitait à ne pas repousser les avances de Catherine de Médicis. Il voulait seulement de solides garanties. Il écrivait ainsi à un proche : On nous a fait quelques ouvertures d’entrevue, mais d’autant que je n’ai point aperçu qu’on y marcha de bon pied.

En même temps, il poursuivait sa guérilla dans la Saintonge, grappillant petites villes et maisons fortes avec des poignées de fidèles, tandis que le maréchal de Biron laissait faire. Navarre attendait aussi l’arrivée des reîtres allemands que le frère de l’électeur palatin lui avait promis pour peser dans la négociation.

Au fils des jours, il apparut clairement que rien ne se ferait si la Cour restait là. La reine acceptait maintenant de se rendre jusqu’à Saint-Maixent. Navarre, lui, avait changé d’avis et exigeait Cognac, en plein pays protestant.

La reine allait-elle céder ? C’était prendre des risques inouïs pour une paix hypothétique, grondait le duc de Retz, et dans les cabarets du village, les hommes du duc de Montpensier raillaient ainsi quand ils avaient trop bu :

Catin en Guyenne ira-t-elle,

Abuser le prince fidèle ?

Non, fera, non ! Si, elle ira !

C’est là où la paix se fera,

J’entends une paix de marconne

Mme de Sauves y est bonne[59]

La fin du mois vit arriver le froid et la pluie. Maintenant que chacun devait se terrer chez soi, l’inconfort devint général dans un château et un village où rien n’était prévu pour accueillir autant de monde si longtemps. Comme l’avait écrit un jour le cardinal de Lorraine lors d’un déplacement de la Cour : Nous sommes ici aux crottes et au froid jusqu’aux yeux, et la Cour est plus pleine de brouillerie que jamais parmi les dames.

Ceux qui n’étaient pas logés par la reine devaient payer une pension de quarante sols par jour. Dès lors, les moins fortunés devaient vivre d’expédients. Les trafics de toutes sortes s’intensifiaient : vente de vêtements, de bijoux, petits larcins, et bien sûr prostitution déguisée. Discrètement les couples se faisaient et se défaisaient, pardonnés par les confesseurs complaisants suivant l’adage de l’église : Péché n’est plus péché quand il est bien celé.

Le prévôt Poulain avait de plus en plus de mal à nourrir ce monde. Il devait aller s’approvisionner de plus en plus loin, alors que la famine régnait dans les campagnes, et il passait le reste de son temps à tenter d’éviter les querelles pour des motifs futiles.

La duchesse de Montpensier était fort inquiète. Le capitaine Cabasset n’était pas revenu. Avait-il été tué ou capturé en route ?

C’est dans ce milieu désœuvré, licencieux, violent et insatisfait que Isabeau de Limeuil arriva le 1er octobre.

Affaiblie, amaigrie, vieillie, pouvant à peine marcher, elle fut reçue par la reine avant de s’installer dans les appartements qu’on lui avait préparés. Deux chambres au-dessus de la grande galerie du château. Le soir même, Nicolas Poulain demanda à la voir. Elle le reçut à demi couchée sur son lit, d’abord en présence du Suisse Hans, puis seule après que Poulain l’eut demandé.

— Madame, je n’ai pas envie de dissimuler. Je sais qui vous a tiré dessus et pourquoi, dit-il sèchement, en restant debout.

Le visage de Mme Sardini resta impénétrable.

— Vous aviez reçu un ordre du roi, la veille, pour rentrer à Paris, et vous ne l’avez pas suivi, ajouta-t-il sur un ton de reproche.

— C’est pour cela que l’on a tenté de me tuer ? articula-t-elle lentement.

— Oui, vous ne deviez pas venir ici.

— Pourtant j’y suis, railla-t-elle avec un sourire sans joie.

— C’est la raison pour laquelle je vous ai demandé cet entretien. Je suis là pour vous supplier de rentrer à Paris.

Elle secoua négativement la tête avant de demander :

— C’est vous qui m’avez tiré dessus ?

— Non, madame, et je ne l’aurais jamais fait si on me l’avait ordonné, mais je vous l’ai dit, j’ai interrogé le coupable.

— Qui est-ce ?

— Je ne vous le dirai pas, car il a agi sur ordre du roi.

Elle resta à nouveau muette, et le silence s’installa entre eux. Mais étrangement, ce n’était pas un silence hostile. Elle réfléchissait.

Quelle confiance pouvait-elle accorder à ce prévôt ? Certes, il était l’ami d’Olivier Hauteville, un jeune homme dont elle ne doutait pas de la droiture. Cassandre lui avait aussi raconté que Poulain était un policier perspicace – il l’avait très rapidement suspectée, lui avait-elle dit – et qu’il était loyal au roi de France, mais elle avait su – de la reine – qu’il n’avait eu sa charge à la Cour qu’avec l’appui du duc de Guise. Maintenant, il lui apprenait que c’est le roi qui avait donné l’ordre de l’assassiner ; un ordre qu’il paraissait désapprouver. Quel jeu jouait-il ?

— Avez-vous dit ceci à votre ami, monsieur Hauteville ?

— Oui, madame, il le sait. Il l’a su dès les premiers jours où il était chez vous. Je vous le dis pour que vous sachiez que ni lui ni moi ne vous voulons du mal.

— Il connaît… mon assassin ?

— Oui, madame.

— Et pourtant… Il est resté à prendre soin de moi… Répondez-moi franchement, monsieur, êtes-vous à Guise ?

— Non, madame, je suis au roi. Uniquement au roi.

— Savez-vous pourquoi le roi veut ma mort, monsieur Poulain ?

— Oui, madame, répondit-il sans hésiter.

Isabeau de Limeuil n’était pas sotte. Elle devina que Henri III avait appris, d’une façon ou d’une autre, quel devait être son rôle lors de la venue du roi de Navarre.

— Pouvons-nous être honnêtes l’un envers l’autre, monsieur Poulain ?

— Je le souhaite de tout cœur, madame. Vous devez comprendre ma position, si vous restez ici, le roi ne l’acceptera pas, et je ne pourrais plus vous défendre.

— Me défendre ? Malheureusement pour moi, je dois rester, monsieur Poulain… Le roi pense-t-il que je représente un danger ?

— Sans doute, madame.

— Pour Henri de Navarre ?

— Oui, madame.

— Il se trompe ! Je ne serais jamais un danger pour le roi de Navarre ! s’insurgea-t-elle.

À grand-peine, elle se leva de son lit.

— Aidez-moi à faire quelques pas, je vous prie. Je voudrais voir la rivière. La vision des flots m’apaisera.

Il lui prit le bras et l’accompagna. Marcher lui était pénible.

— La reine m’a demandé de l’accompagner dans un but bien précis, poursuivit-elle devant la fenêtre. Le roi de Navarre a confiance en moi, et en mon mari. Elle souhaite donc que je le reçoive, et que j’aie l’honneur de lui servir à boire, ce qu’il n’aurait jamais accepté d’une autre personne de cette Cour.

Poulain frémit à ces mots. Il avait enfin compris. C’était Catherine de Médicis qui voulait tuer son gendre, et Henri III, son fils, voulait l’en empêcher !

Il allait parler quand elle lui fit signe qu’elle voulait poursuivre.

— J’ai eu deux enfants de monseigneur Louis de Condé. Mon garçon est mort à deux mois, faute de soins – il était né en mai 1564. Le second, je l’ai eu en octobre 1565 alors que je croyais que le prince allait m’épouser. Je vivais chez lui, dit-elle en regardant Nicolas.

Il vit des larmes rouler sur ses joues. Pour la première fois, devant ce visage décharné, il eut l’impression d’être avec une très vieille femme.

— Mais un mois après, il épousait mademoiselle de Longueville, reprit-elle, et il garda mon enfant. Il le confia à une nourrice et ne me dit jamais ce qu’il était devenu. Louis est mort à Jarnac en mars 1569, emportant son secret. Depuis, pas un jour ne s’est écoulé que je n’aie pensé à cet enfant. Quand la reine m’a demandé… de rencontrer Navarre, j’ai refusé. Elle m’a promis alors, en contrepartie, de me dire où était l’enfant.

» J’ai accepté, espérant trouver un moyen de connaître la vérité sans avoir à faire ce qu’elle me demandait.

— Mais vous n’y êtes pas parvenue, c’est la raison pour laquelle vous êtes revenue ici…

— Pas du tout, monsieur Poulain. Je sais où est ma fille désormais. Je ne suis venue que pour prévenir monseigneur de Navarre.

La guerre des amoureuses
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